Débats et Propositions

“Enseigner : du mot à la chose, de l’acte à ses images” par Yves ZARKA

Enseigner : du mot à la chose, de l’acte à ses images

Yves ZARKA

 

De celui qui le reçoit à celui qui l’observe et l’évalue, l’acte d’enseignement implique une variété d’acteurs. Sans les passer tous en revue – ce serait ennuyeux – cet article se propose ici d’aborder cette activité par quelques touches, les unes personnelles, les autres plus réflexives.

 

Comme tout un chacun, j’ai été élève puis étudiant, ainsi qu’en formation professionnelle. Entré à l’école à l’âge de six ans, j’en suis sorti quelques soixante ans plus tard, enfin pas tout à fait puisque je suis à présent médiateur académique. C’est dire les occasions d’observer le système, en France surtout, nonobstant quelques incursions à l’international. Cela ne me donne aucune prétention : ni exhaustivité ni approche scientifique. Le témoin apporte juste son grain de sel. Et de fantaisie, avec le plus grand sérieux.

 

Transfert

Dès l’école primaire, je me revois en admiration devant mes maîtres – c’est banal – les imitant le soir, ayant transformé la porte de ma chambre en tableau improvisé où je m’employais à me réciter les leçons et faire les exercices donnés pour la maison.

Ce récit souligne l’originalité de la relation nécessairement dissymétrique entre l’enseignant et « l’enseigné ». La psychanalyse, et Platon bien avant, la place sous l’angle du transfert, lequel s’exerce : de l’élève à l’égard du maître ; du maître envers l’élève. Ce dernier sens explique certains effets néfastes lorsque des maîtres débutants – parfois de plus aguerris – manifestent, inconsciemment certes, préférences ou dénigrements vis-à-vis de tel ou tel. Les élèves et leurs parents y sont tellement sensibles !

Jouer au maître devant mon tableau improvisé me conduisit à ériger cette pratique d’auto-enseignement en recette systématique : de la planche de bois enduite d’ardoisine qui m’accompagna tout au long de mes études au tableau blanc installé dans mes bureaux successifs et sans lequel j’étais presque incapable de réfléchir.

 

Symboles

Incontournable donc, le tableau n’est-il qu’un simple outil qui donne à voir ? C’est l’étymologie du mot enseigner : du latin classique insignire = signaler, faire reconnaître, indiquer. La langue espagnole l’utilise usuellement dans ces deux acceptions : montrer et enseigner (enseñar). L’élève est ainsi invité à reproduire : la trace laissée ; également le geste qui l’a produite ; et le cas échéant la parole magistrale. « Repeat after me ! ».

Les progrès techniques, du projecteur de diapositives au tableau numérique interactif en passant par le rétro puis le vidéoprojecteur, n’y ont rien changé. La sophistication ne fait guère varier la pratique qui consiste à montrer. Jusqu’à l’ennui provoqué par ce conférencier ânonnant son « PowerPoint ». Car le tableau et ses avatars modernes sont bien plus qu’un outil ; c’est un attribut majeur de la fonction professorale.

Il n’est qu’à voir dans quelles circonstances le maître consent à déléguer à l’élève une parcelle de son usage : « Élève Dupont, passez donc au tableau faire l’exercice numéro tant page tant ». Et sitôt l’élève devant ce tableau, déjà mal à l’aise, à peine commence-t-il à balbutier quelques paroles que l’intervention intempestive du professeur, malgré ou peut-être à cause de son indéniable bonne volonté, le réduit au rang de simple secrétaire de sa péroraison : scène mainte fois constatée lors d’observations de classes, encore récemment.

C’est en de trop rares occasions qu’on a pu voir des élèves s’affairer autour du tableau pour rapporter à la classe un travail de groupe. L’attractivité du tableau auprès des élèves est telle que certains enseignants qui pratiquent la classe inversée en ont installé plusieurs dans la salle, à la disposition des élèves qui s’en emparent avec effervescence. Renversement des valeurs ?

 

Pouvoir vs autorité

Depuis la révolte de mai-juin 1968, on a supprimé les estrades pour rapprocher le maître des élèves, pas le tableau. Avec la badine, fort heureusement abolie, le tableau demeure un symbole. De pouvoir ou d’autorité ?

On les confond souvent, à tort. Certes le pouvoir peut conférer l’autorité, mais à quel prix ? Il en est ainsi du pouvoir de notation, auquel les enseignants sont si fortement attachés, de même que les inspecteurs qui les encadrent. Noter – ou émettre une appréciation – est en effet un signe de toute puissance que presque rien ne vient contrebalancer. Allez donc vous plaindre d’une mauvaise note jugée indue, c’est le parcours du combattant et une défaite quasi assurée en bout de piste, que vous soyez élève ou enseignant !

Certains enseignants expérimentent la « classe sans notes ». Ont-ils perdu leur autorité ? Je suis convaincu du contraire : ils l’ont renforcée. De même que lorsque l’École s’est enfin attelée à mettre ses règles et ses procédures disciplinaires en conformité avec les principes du droit, ne laissant plus ses adultes faire jouer une arbitraire obéissance à leur personne, au demeurant pleine d’illusion. Beaucoup reste à faire en la matière. Il n’est qu’à entendre l’incompréhension que manifestent élèves et parents d’élèves à la suite d’une punition ou d’une sanction. Certains y déploreront l’effritement de l’autorité scolaire. J’y vois au contraire les effets d’un manque de dialogue et l’incapacité à imaginer des mesures alternatives intelligentes et en partie négociées – j’assume –, ou encore des solutions de justice réparatrice et “restaurative”.

« Sois sage, tais-toi, écoute et tâche d’en faire ton miel », tel est le slogan fantasmé que certains voudraient encore faire appliquer, dans un monde qui ne le permet plus.

 

Montrer… ou faire apprendre ?

Ce modèle scolaire – jamais totalement appliqué fort heureusement – donne au professeur tout loisir pour exposer – du haut ou non de sa chaire, réelle ou symbolique -, un savoir dont il fut longtemps le seul dépositaire. À charge pour les élèves de l’ingurgiter et de le restituer, le moment venu, pour montrer (ah, décidément) à leur tour, sans toujours y parvenir du reste, qu’ils ont dûment étudié. Non contente de délivrer le savoir, l’École a fini par en faire un objet sacré, ne souffrant ni critique ni discussion. Pour reprendre le mot de la philosophe Elena Pasquinelli[1] : hormis le vital et le sacré qui relèvent de l’autorité, tout le reste se discute.

C’est ce modèle que les « pédagogies nouvelles » – plus anciennes qu’on imagine – ont critiqué, rejointes en cela par des figures tutélaires de la recherche en éducation, aujourd’hui vilipendées au nom de la neuro-éducation érigée en nouvelle martingale. Pourquoi la langue italienne forme-t-elle ses pluriels de noms en changeant la dernière lettre – capello, capelli – tandis que le français ajoute un « s », parfois un « x » ? Cette question, qui avait intrigué des élèves de 5e, donna l’occasion à un professeur de latin et à son collègue d’histoire de concocter une admirable séquence projet qui souleva l’enthousiasme des jeunes. A Neuilly ? Erreur, c’était à Saint-Denis !

Les langues sémitiques nous offrent à contrario une approche plus pragmatique. En hébreu comme en arabe, les verbes enseigner et apprendre sont construits sur la même racine et, littéralement, enseigner se dit faire apprendre. Cette subtilité sémantique ne porte-t-elle pas certaine obligation de résultat ? Plus facile à décréter qu’à mettre en pratique, certes : enseignant, tu t’y prends comme tu veux, du moment que ton élève apprend ! Tandis que si je suis seulement chargé de « montrer », eh bien, que l’élève se débrouille ; ma responsabilité s’en trouvera bien atténuée. En somme, le plus difficile n’est pas de définir ce qu’est enseigner, mais qu’est-ce qu’apprendre.

 

Apprendre…ou travailler ?

« Vous devrez réciter ce poème pour lundi prochain. » Ce qui sous-entend que n’importe quel élève pourra être interrogé devant la classe, quelle pression ! Ceux de ma génération ont connu cette époque où il revenait aux familles – quand elles le pouvaient – d’accompagner l’enfant dans ses tâches scolaires. Les maitres ont à cœur aujourd’hui de conduire presque de bout en bout ces activités pendant la classe. Heureux progrès, au risque toutefois d’imposer une méthode qui ne convient pas à tout le monde. Heureux progrès qui n’a pas fait disparaître le « travail » donné à faire à la maison, justifié par la nécessité que l’élève puisse s’entraîner, approfondir et en fin de compte développer son autonomie.

D’où cette litanie : les élèves ne travaillent pas. Chacun connaît ce « must » des bulletins scolaires : « Doit travailler davantage ». Je croyais, dans nos sociétés développées, le travail interdit aux enfants. Quoi, vous insurgerez-vous, veut-on que les jeunes perdent encore plus le sens de l’effort ? S’entraîner fait évidemment partie du processus d’apprentissage. Mais pour quelle finalité ? Surpasser ses condisciples dans une vaine compétition, pour le plus grand profit des officines de cours particuliers ? Ou pour automatiser et “routiniser” certaines opérations afin de consolider certains apprentissages qui le nécessitent, pour en autoriser de nouveaux, en particulier les plus complexes ?

Me revient cette remarque d’une – excellente au demeurant – maîtresse d’école maternelle qui avait dit à ses élèves : « Quand vous aurez fini votre travail, vous pourrez aller jouer ». Que penser alors de cette autre, tout aussi excellente, qui annonçait à sa classe regroupée autour d’elle : « Nous allons faire un jeu » : occasion d’apprendre tout aussi éminente ?

Pour les uns, la crise supposée de l’école trouverait son origine dans l’abandon de l’exigence, transformant les maitres en amuseurs obligés. L’École « avant », était-ce si bien que cela ? Je repense à ma classe de CP : je doute que tous mes camarades aient suivi des études supérieures. Combien de sorties prématurées du système scolaire dans ces années ! Combien d’échecs – alors non comptabilisés – en ces temps où pédagogie ne faisait guère partie du lexique de l’enseignement !

 

Pédagogie

En se gaussant des « pédago-go », on met à coup sûr les rieurs de son côté. Pourtant, dans n’importe quelle organisation, on sait que le meilleur expert d’un domaine ne saurait s’improviser formateur. Transférer des savoirs et des savoir-faire implique d’aménager des situations propices, d’adapter le matériel et les supports à son public et se mettre à son écoute. Sans parler de la dimension émotionnelle dont on (re)découvre aujourd’hui l’importance.

Les mêmes qui critiquent la pédagogie, au nom d’un passé mythifié de l’École, réclament pourtant l’amélioration de sa performance. Comment dans ce cas peut-on se contenter d’exposer le savoir : sans médiation entre lui et les élèves ? Sans accompagnement prenant en compte leurs singularités ? C’est difficile : comment faire avec autant d’individualités ? C’est le pari d’une École authentiquement inclusive. Le métier d’enseignant se complexifie. Il est fait de dilemmes et de problèmes à résoudre, de prise de décisions souvent incertaines. C’est, pour revenir à Freud, l’un de ces « métiers impossibles » que l’on exerce pourtant avec sérieux, engagement et enthousiasme, raison pour laquelle il faut rendre hommage à ces maîtres dévoués et inventifs. En même temps qu’il faut accompagner ceux dont les gestes professionnels ont besoin d’être diversifiés et consolidés.

 

Et après ?

Écrit dans le contexte inédit de la crise sanitaire du coronavirus, ce texte ne pouvait manquer d’esquisser une réflexion prospective. La mise en place d’une école à distance en urgence préfigure-t-elle un avenir possible à défaut d’être souhaitable ? Au prix d’une recomposition des espaces et des temps scolaires sans doute. Aux risques encore plus imprévisibles de déchirer le tissu complexe des relations humaines dans et autour de l’École. D’autres scénarios seraient à construire, qui ne feraient pas l’économie d’un questionnement anthropologique. Dans tous les cas, l’acte d’enseigner s’en trouvera impacté.

Yves ZARKA
Inspecteur d’académie honoraire
Paris, le 8 avril 2020

 

[1] Au colloque régional de l’AFAE – Levallois-Perret 2010

Laisser un commentaire