44e colloque : Temps et contretemps à l’École

L’école en crise chronique ?

 

S’il est une institution qui, de façon à la fois pratique et symbolique, marque le fonctionnement du système scolaire, c’est bien « l’emploi du temps » des établissements. Tout au long d’une année, il gouverne la vie des membres de la communauté éducative, élèves et enseignants au premier chef.

Mais l’emploi du temps n’est pas seulement affaire de chronologie ; il définit aussi les modalités d’occupation de l’espace scolaire, et la structuration des enseignements. Il s’inscrit dans un système de normes, arrêtées nationalement de façon (beaucoup trop) rigoureuse. Il incarne une forme scolaire qui, comme la tragédie racinienne, doit mettre en cohérence le temps (les heures de cours), le lieu (la salle), l’action (les tranches du programme). En 2006 déjà, un colloque de l’AFAE s’interrogeait sur cette « concordance des temps ».

Cette organisation annuelle participe d’une représentation temporelle plus large. Celle-ci s’est longtemps caractérisée par la référence à un héritage : l’éducation devait transmettre une tradition, nourrie des grands textes du passé. Elle était aussi retour de permanences : un rythme saisonnier, des rentrées jusqu’aux rites de passage de fin d’année, scandait de façon sécurisante la vie scolaire. Depuis plus de deux siècles, une autre perspective s’est imposée, tournée vers l’avenir, confiante dans la perfectibilité de l’esprit humain, selon la formule de Condorcet, et dans l’évolution des sociétés. Il s’agit désormais d’aider l’élève à se construire comme personne et comme citoyen.

Or ces imaginaires sont aujourd’hui fragilisés, et ce n’est bien sûr pas propre à l’école. Beaucoup l’ont souligné : l’avenir inquiète plus qu’il ne suscite l’espérance d’un progrès. L’activité même de l’homme semble se retourner contre lui. A l’ère de l’anthropocène, les conditions de survie de l’espèce, loin de promettre un monde meilleur, suggèrent une apocalypse. Le passé se dérobe tout autant ; ses figures et représentations traditionnelles sont mises à l’épreuve du soupçon. On a beau invoquer un « devoir de mémoire », l’histoire peine à mettre en accord les souvenirs. L’évolution de plus en plus rapide des techniques et des modes de vie, même à l’échelle d’une vie humaine, rend les leçons de l’expérience inaudibles.

Situation éminemment problématique pour l’école, qui s’était définie comme culte de la tradition et/ou comme préparation à l’avenir. Que devient-elle quand il n’y a plus de profondeur de champ, quand nous vivons dans l’immédiateté, dans l’échange « en temps réel » qu’appellent nos courriels ou textos ?

S’ajoute à cela un paradoxe. Alors même que nous vivons le temps sur le mode du présentisme, selon l’expression de F. Hartog, nous avons le sentiment qu’il subit une accélération permanente. Le présent en devient fluide et insaisissable. La figure moderne est celle du surfeur, en équilibre problématique sur une vague qui n’en finit pas de déferler. Cet effacement des références stables nourrit l’individualisme : l’homme contemporain, pour qui les institutions classiques aussi bien que les expériences passées perdent leur sens, est renvoyé à ses propres virtualités sans horizon. A défaut de rôles prédéfinis et socialement reconnus, il lui reste à entretenir des « compétences », une capacité à s’adapter à des contextes imprévisibles.

Tels sont quelques-uns des défis proposés aux acteurs de l’éducation, et d’abord aux élèves. Peut-on redéfinir les modalités de l’école dans le cadre de ces nouveaux « emplois du temps » ?

    • Entre temps long des parcours des élèves et temps court des années scolaires, comment gérer le fil du temps ? Qu’est-ce qu’« être à l’heure » dans un parcours scolaire, quand on parle de formation « tout au long de la vie »  ?
    • A quelle vitesse s’écoule le temps de l’école ? Tantôt il semble qu’il aille trop vite, soumis à la pression des programmes qu’il faut finir. Tantôt au contraire il stagne et se répète, condamnant à l’ennui (faut-il tuer le temps ?). Comment organiser les rythmes des apprentissages ? Que nous disent les sciences cognitives à ce sujet ?
    • Comment articuler travail scolaire et travail « personnel » des élèves ? Qu’est-ce que le « temps de travail » des enseignants ?
    • Qui définit les emplois du temps, que la réforme des lycées, par exemple, conduit à revoir sans cesse pour des groupes de moins en moins homogènes ?
    • Du numérique à l’intelligence artificielle, quel est le temps nouveau de « Petite Poucette » ?
    • Le temps de l’institution est devenu celui des réformes : que nous dit l’histoire, par exemple sur la question des rythmes scolaires ?
    • Comment piloter le système éducatif, entre pression du court terme qui ne cesse de générer des réformes et tentatives pour retrouver une perspective temporelle (les « lois d’orientation ») ?
    • Le temps est-il pour l’école celui de l’érosion (si le niveau de la mer démographique monte, celui du rivage baisse), ou celui du progrès et de la perfectibilité ?
    • Quelles conceptions du temps véhiculent les différentes disciplines : l’histoire bien sûr, mais aussi les lettres, les sciences ou la philosophie ? La didactique est-elle condamnée à une opposition manichéenne entre transmission d’un héritage et préparation de l’avenir ?

Alain BOISSINOT

Président du Conseil scientifique

 

 

 

Vous pouvez retrouver les actes du colloque dans le numéro 179 (2023/3) de la revue Administration & Éducation

“La difficile conquête de l’autonomie collective” par Alain BOUVIER

La difficile conquête de l’autonomie collective

Alain BOUVIER

Au moment où le sujet de l’autonomie des établissement scolaires est redevenu un sujet d’actualité qui provoque de sains débats, il est intéressant d’observer comment, en France, cette idée a politiquement et discrètement glissé de la gauche vers le centre-droit et la droite, sans pour autant renier ses origines. Désormais, ni de gauche ni de droite, elle est bien dans l’air du temps !

 Très tôt, après mai 1968, l’idée d’autonomie collective fut mise en avant par de nombreuses associations professionnelles comme le GFEN, les Cahiers pédagogiques, Éducation et Devenir, mais aussi les syndicats réformateurs. C’était alors clairement un thème de gauche, présent dans les rapports rédigés à la demande d’Alain Savary, par Antoine Prost sur les lycées, Louis Legrand sur les collèges, André de Peretti sur la formation, rapports qui eurent les succès relatifs que l’on sait.

Plus tard, l’idée fut reprise par des ministres parfois d’un autre bord politique, comme Christian Beullac ou René Monory, mais aussi plus récemment, par Najat Vallaud-Belkacem, puis aujourd’hui par Emmanuel Macron. Il faudrait donc plusieurs pages pour décrire, affiner et analyser cette évolution politique qui s’est faite par étapes et qui sans doute doit beaucoup aux sciences de gestion, discipline universitaire mondiale très active.

Notons qu’à partir de 1983, durant les vingt années des trois vagues de décentralisation, fut mise en avant l’importance du local et de la proximité, des thèmes chers aux innovateurs engagés aujourd’hui. On peut noter qu’alors (sauf exception avec les ZEP), la majorité des sujets donnant aux acteurs de terrain des marges d’autonomie collective à employer comme ils le souhaitaient, ont eu une courte durée de vie : les 10 %, les PAE, les démarches de projet, le contrôle continue des connaissances, les TPE, la formation continue des enseignants, etc. Ils étaient souvent créés par un ministre, à peine tolérés par son successeur et supprimés par le suivant, indépendamment de leurs options politiques. À l’Éducation nationale, ainsi va le cycle des innovations institutionnelles lorsqu’elles ont pour but de favoriser l’autonomie collective. Notons, au passage, qu’il y aurait long à écrire sur l’innovation, cette idée proche et qui révulse les statuquologues !

Des virages politiques se sont succédé après les années 1980, à travers les démarches de projet, la communication et l’évaluation des politiques publiques. Sur ce dernier point, si l’on en croit le N°178 d’Administration et Éducation que l’AFAE vient de publier, à l’Éducation nationale, en quarante ans, on ne discerne aucun progrès, malgré l’impulsion initiale donnée par ce que l’on nomme « la circulaire Rocard ».

Observons encore qu’en 2000, avec le vote à l’unanimité d’une loi organique des lois de finances, la LOLF, il fut préconisé que tout le secteur public se mette à pratiquer un pilotage par les résultats. Ce concept fut très lent à pénétrer le monde scolaire, enclin à avoir les yeux plus rivés sur le passé que vers le futur. Pourtant, sur le terrain, qui ne vise pas la qualité, voire l’excellence des résultats des actions qu’il conduit ? Pourquoi, aussitôt, chaque enseignant ne s’en est-il pas emparé ? Ce mouvement quasi mondial connut suivant les pays et les périodes qui suivirent, de multiples variantes tenant aux cultures et à l’Histoire de chaque lieu.

L’idée d’autonomie collective

Depuis vingt-cinq ans, l’autonomie collective est un sujet moins politique et moins administratif au sens étroit du terme, car influencé par les sciences de gestion. Concrètement, nous le savons, le terrain scolaire français est souvent caractérisé par un ventre mou pédagogique voulant bien faire, sans plus, mais heureusement tiré par les actions des innovateurs engagés qui furent très remarqués pendant la crise sanitaire. Une majorité se trouve donc bordée par l’immobilisme paralysant des statuquologues d’un côté et par les dynamiques et entrainants innovateurs engagés de l’autre.

Au printemps, cette idée d’autonomie collective a été replacée sous les projecteurs de l’actualité par le Conseil National de la Refondation (CNR). Il lui donne un spectaculaire coup d’accélérateur. Cette initiative présidentielle ouvre des espaces de liberté collective. Mais certains voient en elle l’influence de ce qu’ils considèrent comme une volonté libérale, sans préciser le sens qu’ils donnent à ce mot valise, même si l’on peut deviner les convictions qui les imprègnent. En fait, l’autonomie collective se situe dans la tension entre les extrêmes politiques, comme si elle ne s’affichait ni de gauche ni de droite, tout en étant partagée entre les initiatives de groupes pédagogiques divers, dont ceux qui prônent l’immobilisme ! Qui donc, aujourd’hui, souhaite voir se développer l’autonomie collective ?

Dans l’École de mes rêves (mon dernier livre), l’innovation et l’autonomie collective constituent l’un des quatre piliers de cette école. Nous sommes tous bien conscients que forger du commun, demande de la volonté collective, du courage, des compétences collectives et surtout le sens des responsabilités et du rendu de comptes, ce qui, actuellement, en règle générale, fait souvent et cruellement défaut sur le terrain. Là est donc le problème.

Le cadre récemment proposé par les pouvoirs publics avec le CNR afin de faciliter les initiatives collectives, n’est-il pas une occasion formidable à saisir, quelles que soient les intentions réelles de ceux qui nous gouvernent et que l’on ne peut pas connaître ? Sans doute est-il une opportunité pour que les innovateurs engagés puissent agir sans être brimés par leurs proches, sans tomber sous les fourches caudines des statuquologues, chantres de l’immobilisme, qui ne font jamais confiance à personne sauf aux circulaires. Pour qu’ils puissent tirer le navire en entrainant les autres avec eux ?

Après soixante-dix ans d’uniformité stérile et génératrice d’iniquité croissante, le temps est venu de donner une chance aux équipes dans les établissements, à charge pour l’État d’assurer la régulation de l’ensemble. Il devra donc apprendre à le faire, ce qui me semble bien au-delà de ses savoir-faire actuels. C’est aux antipodes de la culture bureaucratique wébérienne.

Comme le fait remarquer Jean-Charles Ringard : « il ne peut y avoir ni autonomie sans responsabilité, ni responsabilité sans évaluation, ni évaluation sans conséquence ». L’autonomie collective est donc une redoutable conquête à mener ! Mais pour tous, quelle formidable opportunité d’apprentissages. Je ne résiste pas à l’envie de citer un écho de J.F. Kennedy, que m’a aimablement soufflé Claude Bisson-Vaivre : « Je me demande si l’autonomie collective n’est pas plus une nouvelle frontière à atteindre qu’un défi à relever ». Et s’il avait raison ?

Recteur Alain BOUVIER

Professeur associé à l’université de Sherbrooke

Ancien président de l’AFAE

Septembre 2023

Télécharger ce texte au format pdf

“Auto-évaluation des EPLE et organisations apprenantes” par Sophie COLOGNAC

Auto-évaluation des EPLE et organisations apprenantes

Sophie COLOGNAC

 

Dans le cadre d’un mémoire de fin d’études de Master MOP (management des organisations publiques) préparé à l’IAE de Nancy sous la direction de Géraldine THEVENOT, maîtresse de conférences, nous avons mené une recherche destinée à évaluer l’impact des évaluations systématiques des EPLE mises en place au cours de l’année scolaire 2020-2021 et notamment l’évolution potentielle vers des organisations apprenantes. Cet article présentera le contexte de l’étude et l’interrogation initiale puis dressera l’état de la question concernant quelques effets de l’évaluation en France et ailleurs. Ensuite une rapide approche théorique des organisations apprenantes précèdera la présentation de l’étude empirique support du mémoire, la méthodologie employée ainsi que les principaux résultats et conclusions obtenus. Enfin, il s’achèvera par les prolongements possibles et les biais liés à l’étude.

 

  1. Contexte de l’étude 

            Pour la première fois en France, à partir de la rentrée scolaire 2020, une évaluation systématique des EPLE est prévue tous les 5 ans. Chaque année, ce sont donc 20 % des EPLE qui seront évalués en deux phases : une auto-évaluation impliquant toute la communauté éducative (personnels enseignants, non-enseignants, élèves, parents) suivie d’une évaluation externe. Cette évaluation est inscrite dans la loi du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance. Le conseil d’évaluation de l’école est chargé de définir le cadre méthodologique et les outils d’auto-évaluation et d’évaluation externe. Il établit une synthèse nationale destinée à enrichir le débat public sur l’éducation.

 

  1. Interrogations initiales 

            Cette évaluation peut-elle être utile à l’établissement ? Peut-elle devenir un outil de pilotage pour le chef d’établissement ? L’auto-évaluation va-t-elle conduire les établissements scolaires à devenir des organisations apprenantes ?

 

  1. État de la question concernant les effets de l’évaluation et plus particulièrement de l’auto-évaluation

            Dans la plupart des pays européens, les établissements secondaires sont systématiquement soumis à une évaluation interne souvent combinée à une évaluation externe.

            Au niveau international, une étude a été conduite en 2015 par Mélanie Ehren, professeure à l’Institut de l’Education de Londres (University College) et ses collègues. Cette étude tend à montrer que l’auto-évaluation a des effets positifs sur les apprentissages des élèves et leur réussite scolaire.

            En France, d’autres établissements publics sont déjà soumis à une auto-évaluation suivie d’une évaluation externe : les établissements publics de santé dans le cadre de la certification délivrée par la Haute autorité de santé ainsi que les établissements d’enseignement supérieur. Dans ces deux cas, des études montrent un impact plutôt positif de l’évaluation et particulièrement de la phase d’auto-évaluation.

 

  1. Approche théorique concernant les organisations apprenantes

À partir de recherches bibliographiques et en réalisant les adaptations nécessaires à un EPLE, nous avons choisi de retenir dix critères permettant de définir un établissement scolaire apprenant :

  • le projet : un établissement apprenant a une orientation fortement affirmée, il a un projet, porté par l’ensemble de la communauté éducative ;
  • la prise de conscience : les personnels doivent être conscients qu’il faut apprendre afin d’améliorer le service rendu, l’environnement changeant nécessite cet apprentissage ;
  • la pensée systémique : les personnels doivent avoir une image globale des objectifs, des buts et des aspirations de l’organisation dans son ensemble ;
  • la participation de tous : la prise de décision est basée sur une approche participative (« tout le monde porte un savoir dans l’organisation ») ;
  • l’expérimentation : la définition de la stratégie s’appuie sur l’expérimentation, l’apprentissage, l’esprit critique, le « droit à l’erreur », l’ouverture aux idées nouvelles, l’ouverture à la recherche ;
  • la communication : le système d’information et de communication favorise la compréhension de la situation, le partage de connaissances ;
  • les échanges internes : ils sont favorisés et forment une boucle vertueuse (exploitation des savoirs, capitalisation des savoirs et exploration de nouveaux savoirs…), les acteurs coopèrent pour résoudre des problèmes plus ou moins complexes ;
  • le leadership : la direction favorise un climat d’apprentissage des acteurs en double et triple boucle, ainsi que le management de la connaissance (Knowledge Management, SECI) ;
  • l’évaluation : les procédures d’auto-évaluation et d’évaluation externe renseignent sur les performances (feedback) ;
  • les échanges externes : l’apprentissage se fait aussi par des échanges entre établissements (benchmarking).

 

  1. L’étude empirique

            5.1 Question de recherche et hypothèses de travail

            À quelle(s) condition(s) l’auto-évaluation des EPLE en France vise-t-elle à être un levier au service du manager pour faire évoluer son établissement vers une organisation apprenante  ?

  • Hypothèse 1 : l’évaluation est mieux perçue par l’équipe de direction que par les personnels
  • Hypothèse 2 : l’auto-évaluation peut être un levier au service du manager à condition de pratiquer un management participatif
  • Hypothèse 3 : les effets de l’évaluation ne sont pas perceptibles sur le court terme

            5.2 Présentation du terrain d’étude et de la méthodologie retenue

            Cette étude a eu lieu au cours de l’année scolaire 2021-2022 et a donc ciblé la cohorte des 46 établissements évalués en 2020-2021 dans l’académie de Nancy-Metz.

            Au mois de mars 2022, trois entretiens semi-directifs auprès de trois chefs d’établissements ont permis de préparer un questionnaire unique à destination des équipes de direction, des personnels enseignants et non enseignants des 46 établissements concernés. Ce questionnaire, au format numérique, a été diffusé en avril 2022 (format papier disponible en annexe). Les résultats ont été recueillis le 2 mai 2022, sous forme d’un tableur. N’ayant pas la maîtrise des outils statistiques permettant un travail explicatif, nous nous sommes contenté d’une analyse descriptive.

 

            5.3 Analyse des réponses 

Nb de réponses complètes exploitables115
Nb de répondants en lycée professionnel (sur 4 établissements)32
Nb de répondants en collège (sur 42 établissements)83
Membres de l’équipe de direction31principal/proviseur24 dont 12 nouveaux chefs
principal adjoint/proviseur-adjoint2
 adjoint-gestionnaire4
DDFPT0
directeur de SEGPA1
Enseignants66
Personnels non enseignant18

   Un tri à plat puis un tri croisé nous permettent d’analyser les résultats obtenus d’abord sans différencier les catégories de personnels répondants puis en les différenciant.

 

Retour sur les 10 critères de l’organisation apprenante déterminés par rapport à la littérature consultée :

CritèreAnalyse des résultats de l’étude empirique
Le projet : un établissement apprenant a une orientation fortement affirmée, il a un projet, porté par l’ensemble de la communauté éducative.L’auto-évaluation a permis une meilleure connaissance du projet mais il faudrait vérifier si cela a amélioré l’adhésion à ce projet.
La prise de conscience : les personnels doivent être conscients qu’il faut apprendre afin d’améliorer le service rendu, l’environnement changeant nécessite cet apprentissage.Les personnels sont conscients qu’il y a des situations ou des pratiques à améliorer mais sont très peu enclins à remettre en question leur propre pratique et sont peu volontaires pour se former.
La pensée systémique : les personnels doivent avoir une image globale des objectifs, des buts et des aspirations de l’organisation dans son ensemble.L’évaluation améliore la vision systémique de l’établissement.
La participation de tous : la prise de décision est basée sur une approche participative (« tout le monde porte un savoir dans l’organisation »).Dans la très grande majorité des cas, tout le personnel a été impliqué dans l’évaluation.
L’expérimentation : la définition de la stratégie s’appuie sur l’expérimentation, l’apprentissage, l’esprit critique, le « droit à l’erreur », l’ouverture aux idées nouvelles, l’ouverture à la recherche.L’expérimentation ne semble pas une conséquence à court terme de l’évaluation des établissements.
La communication : le système d’information et de communication favorise la compréhension de la situation, le partage de connaissances.L’auto-évaluation améliore la communication en interne et le partage d’informations.
Les échanges internes : ils sont favorisés et forment une boucle vertueuse (exploitation des savoirs, capitalisation des savoirs et exploration de nouveaux savoirs…), les acteurs coopèrent pour résoudre des problèmes plus ou moins complexes.Les échanges initiés lors de l’auto-évaluation ne semblent pas encore prolongés au-delà d’une simple connaissance mutuelle des missions de chacun.
Le leadership : la direction favorise un climat d’apprentissage des acteurs en double et triple boucle, ainsi que le management de la connaissance (Knowledge Management, SECI).La direction est nettement plus impliquée dans l’évaluation mais saura-t-elle favoriser les apprentissages ?
L’évaluation : les procédures d’auto-évaluation et d’évaluation externe renseignent sur les performances (feedback).La démarche d’évaluation est jugée indispensable.
Les échanges externes : l’apprentissage se fait aussi par des échanges entre établissements (benchmarking).Pour l’instant, aucun effet d’apprentissage par échanges externes n’est notable.

 

Retour sur les trois hypothèses :

  • Hypothèse 1 : l’évaluation est mieux perçue par l’équipe de direction que par les personnels
  • Hypothèse 2 : l’auto-évaluation peut être un levier au service du manager à condition de pratiquer un management participatif
  • Hypothèse 3 : les effets de l’évaluation ne sont pas perceptibles sur le court terme

      Après analyse des résultats, ces trois hypothèses semblent vérifiées.

 

  1. Conclusion

            6.1 Apports, intérêt de cette étude 

            En prenant les précautions qui s’imposent, en raison des biais qui seront évoqués plus loin, nous pouvons conclure que les effets de l’auto-évaluation et plus largement de l’évaluation des EPLE en France, ne sont pas vraiment perceptibles un an après l’évaluation. Néanmoins, c’est avec des équipes de direction convaincues et pratiquant un management participatif, que nous pourrons tenter d’y parvenir.

            Cette étude est a priori l’une des premières réalisées sur ce thème en France car l’évaluation systématique et à grande échelle des EPLE est inédite en France. Pour cette raison, elle mérite des prolongements que nous allons évoquer ci-après.

 

            6.2 Prolongements possibles 

  • Ce type d’étude pourrait être étendu à d’autres académies.
  • Un suivi de la cohorte des 46 établissements étudiés ici pourrait être effectué à N+2, N+3, N+4 jusqu’à N+5, date de la prochaine évaluation. Le questionnaire administré pourrait être identique afin d’apprécier l’évolution sur 5 ans.
  • Une piste à suivre pourrait être l’étude des effets potentiels de l’évaluation sur la performance de l’établissement. La mesure de cette performance est très délicate car elle est mesurée par la réussite des élèves en termes de valeur ajoutée, cette valeur ajoutée étant multi-factorielle donc difficile à imputer à un dispositif plutôt qu’à un autre. C’est pour cette raison que nous avons choisi de rechercher les signes de la mise en place d’une organisation apprenante, ce type d’organisation ayant été lié à une performance accrue dans une étude de 2020, menée par France Stratégie.
  • Un autre angle de vue pourrait être d’étudier les effets de l’évaluation perçus par les usagers élèves et parents (à rapprocher de la certification des établissements de santé, très bien perçue par les usagers). Il nous a manqué du temps dans cette étude et il nous a semblé trop ambitieux de réaliser plusieurs questionnaires.

 

            6.3 Biais et limites 

  • Cette étude aurait été plus rigoureuse en administrant un questionnaire avant l’évaluation et un questionnaire après.
  • L’étude quantitative devrait être corrigée des biais par des méthodes statistiques, ce qui n’a pas été fait ici.
  • Les répondants sont plus susceptibles d’être les personnels les plus impliqués dans la démarche.
  • La première vague d’évaluations s’est déroulée dans un climat particulièrement dégradé par la crise sanitaire. Les personnels étaient fatigués et peu réceptifs malgré l’intérêt manifesté pour la démarche. Elle a souvent été perçue comme « l’injonction de trop » dans un contexte déjà très anxiogène.
  • Les 82 établissements pressentis au départ n’ont pas tous été évalués. Le contexte sanitaire a conduit le recteur à privilégier les établissements volontaires (en excluant d’office tous les lycées généraux et technologiques, alors impliqués dans une réforme de grande ampleur). Ceci peut donc constituer un biais non négligeable, particulièrement en ce qui concerne l’implication des équipes de direction.
  • Nous pouvons constater que 50% des chefs d’établissement ayant répondu à l’enquête étaient nouvellement arrivés à la tête de l’établissement l’année de l’évaluation et nous ne pouvons pas exclure que c’est la dynamique d’un nouveau pilotage qui peut avoir conduit aux quelques effets positifs constatés. Il aurait été intéressant de disposer d’établissements « témoins » pour lesquels il n’y aurait pas eu d’évaluation mais seulement l’arrivée d’un nouveau chef d’établissement afin de mesurer l’impact d’un nouveau management indépendamment de l’évaluation.
  • Sur le long terme, l’évaluation permet-elle la mise en place des prémices d’une organisation apprenante ou au contraire, faut-il déjà que l’EPLE soit une organisation apprenante pour tirer profit de l’évaluation ? Cette question mérite d’être creusée.

 

Sophie COLOGNAC

Inspectrice d’académie-Inspectrice pédagogique régionale

Rectorat de Nancy-Metz

Contact : sophie.colognac@ac-nancymetz.fr

 

Bibliographie

Haute Autorité de Santé. « Analyse de la littérature sur l’impact des démarches de certification des établissements de santé – novembre 2010 ». Consulté le 16 février 2022. https://www.has-sante.fr/jcms/c_1021625/fr/analyse-de-la-litterature-sur-l-impact-des-demarches-de-certification-des-etablissements-de-sante-novembre-2010.

Argyris, Chris, et Donald A. Schön. Apprentissage organisationnel. Théorie, méthode, pratique. Management. Louvain-la-Neuve: De Boeck Supérieur, 2001. https://www.cairn.info/apprentissage-organisationnel–9782744500398.htm.

Attarça, Mourad, et Hervé Chomienne. « Les chefs d’établissement : de nouveaux managers au sein d’organisations en mutation ». Management Avenir n° 55, no 5 (19 octobre 2012): 215‑32.

Bajou, Brigitte, Fabienne Paulin, et Thierry Bossard. « Des facteurs de valeur ajoutée des lycées », s. d., 93.

Bartoli Annie, et Cécile Blatrix. Management dans les organisations publiques : défis et logiques d’action. Paris: Dunod, 2015.

« Bilan académique évaluation Nancy-Metz.docx », s. d.

Bouvier Alain. Vers des établissements scolaires apprenants: perspectives pour la conduite du changement / Alain Bouvier,… ; avec la participation de Francis Bégyn, François Brugière, Ahmed El Bahri… [et al.]. Livres bleus Série Direction établissement. Paris: CANOPE éditions, 2014.

« Bulletin officiel de l’éducation nationale spécial n°1 du 3 janvier 2002 ». Consulté le 16 mai 2021. https://www.education.gouv.fr/bo/2002/special1/texte.htm.

CEE. « Délibération 2020-02 du 8 juillet 2020 », 8 juillet 2020.

« cee—rapport-annuel—campagne-d-valuation-des-tablissements-2020-2021—f-vrier-2022-112319_0-1.pdf », s. d.

Chevallier, Jacques. « La « Modernisation de l’action publique » en question ». Revue francaise d’administration publiqueN° 158, no 2 (19 octobre 2016): 585‑98.

Choain, L., et P. Moreau. « L’organisation apprenante : synthèse et pratique ». Personnel-ANDCP, 1996. P19-24.

Circulaire du 23 février 1989 relative au renouveau du service public (1989). https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000295608/.

Circulaire du 26 juillet 1995 relative à la préparation et à la mise en oeuvre de la réforme de l’Etat et des services publics (1995). https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/article_jo/JORFARTI000002375889.

Colin Thierry. Théorie des organisations / Thierry Colin,… Benoît Grasser,… Amédée Pedon,… <<Les >>Essentiels du sup’. Paris: Vuibert, 2017.

Décret n°85-924 du 30 août 1985 relatif aux établissements publics locaux d’enseignement. – Légifrance (1985). https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000502177/2008-03-18/.

Demailly, André, et François Pingaud. « Les organisations selon Simon, Nonaka et Takeuchi ». Bulletin de psychologieNuméro 475, no 1 (2005): 149‑56. https://doi.org/10.3917/bupsy.475.0149.

Demailly, Lise. « L’évaluation et l’auto-évaluation des établissements : un enjeu collectif. Le cas des audits d’établissements scolaires de l’académie de Lille ». Politiques et management public 17, no 1 (1999): 37‑58. https://doi.org/10.3406/pomap.1999.2217.

Ministère de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports. « Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance [DEPP] », s. d. https://www.education.gouv.fr/direction-de-l-evaluation-de-la-prospective-et-de-la-performance-depp-12389.

European Training Foundation. Teacher and Trainer Training: 3rd Workshop on Curriculum Innovation; October 1998, Budapest. Report. European Training Foundation. Luxemburg: Amt f. amtl. Veröff. d. EG, 1999.

Eurydice. Assurer la qualité de l’éducation : Politiques et approches de l’évaluation des écoles en Europe : Rapport Eurydice., 2015.

Florea, Monica Roxana Macarie. « LE COMITE NATIONAL D’EVALUATION: LES EFFETS DE L’AUTOEVALUATION », s. d., 300.

Ministère de l’Education Nationale de la Jeunesse et des Sports. « Formation continue ». Consulté le 24 février 2022. https://www.education.gouv.fr/bo/22/Hebdo8/MENH2201155C.htm.

France Stratégie. « L’évaluation des politiques publiques en France », décembre 2019. https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-dt-13-evaluation-france_19_decembre_2019.pdf.

« fs-2020-ns-organisations-apprenantes-avril_0.pdf ». Consulté le 16 février 2022. https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2020-ns-organisations-apprenantes-avril_0.pdf.

Geffray, Edouard. « Présentation stratégique du projet annuel de performances. Programme 141 : enseignement scolaire public du second degré. », s. d. https://www.performance-publique.budget.gouv.fr/sites/performance_publique/files/farandole/ressources/2020/pap/html/DBGPGMPRESSTRATPGM141.htm.

Germain Stéphane. Le management des établissements scolaires: écoles, collèges, lycées / Stéphane Germain. Pédagogies en développement. Louvain-la-Neuve: De Boeck supérieur, 2018.

IGAENR-IGEN. « Les contrats d’objectifs conclus entre les établissements scolaires et les autorités académiques », juillet 2009.

———. « L’évaluation des établissements par les académies », décembre 2017.

———. « L’évaluation des établissements par les académies », décembre 2017.

Jacob, Steve. Évaluation. Dictionnaire des politiques publiques. Vol. 5e éd. Presses de Sciences Po, 2019.

« La loi organique relative aux lois de finances (LOLF) | Vie publique.fr », s. d. https://www.vie-publique.fr/fiches/la-loi-organique-relative-aux-lois-de-finances-lolf.

Ministère de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports. « Les indicateurs de résultats des lycées », s. d. https://www.education.gouv.fr/les-indicateurs-de-resultats-des-lycees-1118.

« les-50-mots-de-l-valuation—cee-73300.pdf », s. d.

« L’établissement clé de voûte de la réforme ». Le Monde de l’Éducation, 1 février 2008, 38.

Loi n°89-486 du 10 juillet 1989 d’orientation sur l’éducation – Légifrance, Pub. L. No. 89‑486 (1989). https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000509314/2000-06-21/.

Migaud, Didier. « Proposition de loi organique de M. Didier Migaud relative aux lois de finances ». Assemblée Nationale, 11 juillet 2000. http://www.assemblee-nationale.fr/11/propositions/pion2540.asp.

Ministère de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports. Bulletin officiel n° 36 du 6 octobre 2005, Pub. L. No. 36 (2005). https://www.education.gouv.fr/bo/2005/36/MENE0502168C.htm.

———. « Qualéduc – Qualéduc – Éduscol », s. d. https://eduscol.education.fr/cid59929/qualeduc.html.

Mintzberg, Henry. Le management : Voyage au centre des organisations Ed. 2. Eyrolles, 2020. http://univ.scholarvox.com/book/88897879.

Nelson, R, M Ehren, et D Godfrey. « Literature Review on Internal Evaluation », s. d., 76.

« Operationalising self evaluation in schools experiences from Ireland and Iceland.pdf », s. d.

Ordonnance n° 96-346 du 24 avril 1996 portant réforme de l’hospitalisation publique et privée (s. d.). Consulté le 5 octobre 2021.

Ordonnance n° 2005-406 du 2 mai 2005 simplifiant le régime juridique des établissements de santé (s. d.). Consulté le 5 octobre 2021.

« perso155_annexe_1424489.pdf ». Consulté le 24 février 2022. https://cache.media.education.gouv.fr/file/8/48/9/perso155_annexe_1424489.pdf.

Peter, Senge. La cinquième discipline / Peter Senge ; avec [la collaboration de] Alain Gauthier traduit et adapté de l’américain par Hervé Plagnol. La cinquième discipline. Paris: F1rst, 1991.

Sophie, FEUERSTEIN. « L’auto évaluation préliminaire. A une démarche d’accréditation : une opportunité pour un DSSI. Au sujet d’un cas », 2001, 179.

Staes, Patrick, et Nick Thijs. « Quality management as an instrument for bottom-up european regulation ». Revue francaise d’administration publique 119, no 3 (2006): 493‑513.

Yusoff, Malek Shah Bin Mohd. « Le service public : une organisation apprenante: L’expérience malaisienne ». Revue Internationale des Sciences Administratives Vol. 71, no 3 (1 septembre 2005): 497‑510. https://doi.org/10.3917/risa.713.0497.

 

* vous pouvez retrouver le questionnaire qui a servi de support à cette étude en téléchargeant la version PDF de ce texte.

Télécharger ce texte au format pdf

 

“La contribution des inspecteurs d’académie – inspecteurs pédagogiques régionaux à la performance éducative” par Anja LOUKA

La contribution des inspecteurs d’académie – inspecteurs pédagogiques régionaux à la performance éducative

 

La transformation de l’action publique, notamment à travers son aspect territorial depuis le mouvement de déconcentration des années 1990, a considérablement modifié les missions des inspecteurs d’académie–inspecteurs pédagogiques régionaux. Originellement auxiliaires des inspecteurs généraux, leur place s’est progressivement déplacée vers les académies, sans que leur intégration dans un schéma de gouvernance pédagogique des académies soit pour autant précisée. La réactualisation de leurs missions, pourtant régulière, n’a pas réussi à rattraper la vitesse de cette territorialisation. Le pilotage de ce corps s’en est trouvé incertain et flou, questionnant leur intégration au pilotage pédagogique académique.

Dans ce vaste mouvement de territorialisation du système éducatif, les inspecteurs ont perdu leur raison d’être, au moins pourrait-on le penser. L’inspection générale a alerté sur une nécessaire réflexion concernant la place des inspecteurs territoriaux en 2016 : « La mise en place de la LOLF a resserré les relations opérationnelles et budgétaires de cette direction centrale avec les académies, à travers notamment les budgets opérationnels de programme académiques et la contractualisation. Aussi, de nouvelles articulations sont-elles aujourd’hui à rechercher entre la ligne de pilotage opérationnel, incarnée par la DGESCO, et la ligne fonctionnelle reliant les inspecteurs territoriaux à l’inspection générale. »[1]

 

La fonctionnalisation programmée du corps de l’inspection générale depuis le 1er janvier 2023 achève ce déplacement des inspecteurs d’académie– inspecteurs pédagogiques régionaux du national vers le territorial et permet désormais de repenser, de clarifier et de restructurer leurs missions. Deux visions stratégiques s’opposent dans ce contexte : l’une souhaite voir les inspecteurs territoriaux se consacrer uniquement à l’accompagnement des enseignants, laissant le pilotage de la performance à d’autres acteurs ; l’autre propose d’imaginer leur intégration dans une gouvernance académique partagée.

Le 15 mars 2022, le ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance, Bruno Le Maire, et son ministre délégué chargé des comptes publics, Olivier Dussopt, constatent ainsi, en réponse à un référé de la Cour des Comptes concernant les inspecteurs territoriaux, que « (i) leurs missions sont trop nombreuses et trop diverses du fait notamment des évolutions récentes en ressources humaines (rendez-vous de carrière parcours professionnels, carrière et rémunérations – PPCR) et organisationnelles ; (ii) la gestion des moyens est perfectible car ils ne sont pas efficacement répartis en fonction des besoins sur les territoires et la gestion des corps mériterait d’être moins centralisée et plus individuelle pour être adaptée aux missions et attentes de ces personnels d’encadrement. Nous appelons ainsi […] à la revue et la clarification des missions des inspecteurs de l’Éducation nationale (IEN) et des inspecteurs académiques–inspecteurs pédagogiques régionaux (IA-IPR) notamment entre missions administratives et de pilotage et missions pédagogiques et d’inspection pour rendre in fine plus efficiente, à chaque échelon territorial,[…] leur action dans le cadre d’un nouveau schéma cible. […] Au sein de cette revue des missions, nous partageons la recommandation de la Cour visant à confier au chef d’établissement l’évaluation des enseignants du 2nd degré pour leur dégager plus de temps lié à l’accompagnement des enseignants. »[2]

Cette situation sera l’occasion de questionner la pertinence de la participation des IA-IPR au pilotage académique, à travers un regard historique porté sur leurs missions depuis la création du corps (i), mais aussi à travers une interrogation sur leur contribution à la performance éducative (ii). Cette réflexion permettra d’identifier un changement de paradigme permettant de proposer une restructuration de leurs missions (iii).

 

Les missions des IA-IPR depuis la création du corps

Une compétence essentielle : tisser du lien entre plusieurs systèmes d’action

Un regard historique sur le corps des inspecteurs permet de préciser à quel point celui-ci est structurellement, et non pas conjoncturellement, concerné par des tiraillements de diverses sortes. Celles-ci concernent en premier lieu le national et le territorial, mais aussi la pédagogie et l’administration, le disciplinaire et le transversal, l’évaluation et l’accompagnement. La double tutelle des IA-IPR (recteur et inspection générale), qui n’existait pas encore à la création du corps en 1964, lorsqu’ils étaient de simples adjoints des inspecteurs généraux et exerçaient exclusivement des missions de contrôle, a eu un effet d’enrichissement des missions des inspecteurs qui sont devenus, selon le terme de Michel Crozier, des marginaux sécants, c’est-à-dire des acteurs qui sont « partie prenante dans plusieurs systèmes d’action en relation les uns avec les autres et qui [peuvent], de ce fait, jouer le rôle indispensable d’intermédiaire et d’interprète entre des logiques d’action différentes, voire contradictoires »[3]. Savoir tisser le lien entre le national et les académies, mais aussi entre l’administration et ses agents, est une compétence essentielle des inspecteurs.

On peut par ailleurs constater que cette nostalgie d’une « mission originelle d’inspection » (Dubreuil, 2003) se base sur quelque chose qui n’a en réalité jamais existé : dès 1866, Victor Duruy remarquait une tension entre pédagogie et administration concernant les inspecteurs : « Il convient, vous le comprendrez, de réduire le plus possible leurs travaux de cabinet et de leur permettre de consacrer la plus grande partie de leur temps à leurs fonctions actives, c’est-à-dire la visite des écoles. »[4] La phrase de Victor Duruy déconstruit ainsi le mythe d’un âge d’or des inspecteurs uniquement disciplinaires et pédagogiques, hors administration.

Les invariants des missions des IA-IPR

Par ailleurs, une revue de toutes les notes de service et circulaires régulant leurs missions sont l’occasion de révéler des invariants de leurs missions qui sont l’évaluation, l’accompagnement, la gestion des ressources humaines et le conseil. Enfin, l’étude de ces textes permet de révéler que l’expertise des inspecteurs territoriaux, unanimement reconnue comme disciplinaire/pédagogique, est en réalité plus large, puisqu’elle est également territoriale et transversale : ratione materiae, ratione territoriae, ratione transversae.

 

En quoi les IA-IPR contribuent-ils à la performance éducative ?

Dans un second temps, les missions des inspecteurs d’académie–inspecteurs pédagogiques régionaux sont examinées au regard des enjeux de transformation publique et de la performance éducative, qui est définie ici comme la somme de deux objectifs : les objectifs de politique publique générale de l’éducation et de l’enseignement d’un côté, et les objectifs stratégiques de la mission enseignement du projet de loi de finances de l’autre.

La performance éducative consiste dans l’accomplissement et l’exécution des objectifs de politique publique de l’éducation et de l’enseignement, définis par le code de l’éducation. Ces objectifs d’intérêt général sont traduits en objectifs quantifiables à travers les programmes de la mission « enseignement scolaire » des projets de loi de finances, et on mesure la progression vers l’atteinte de ces objectifs à travers des indicateurs précis.

Les deux textes sont donc complémentaires et se résument en une question : qu’est-ce qu’il s’agit d’accomplir et de quelle façon progresse-t-on vers cet accomplissement ?

Les objectifs généraux de l’enseignement et de l’éducation

« L’éducation est la première priorité nationale. Le service public de l’éducation est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants. Il contribue à l’égalité des chances et à lutter contre les inégalités sociales et territoriales en matière de réussite scolaire et éducative », Art. L. 111-1 du code de l’éducation

« Les écoles, les collèges, les lycées et les établissements d’enseignement supérieur sont chargés de transmettre et de faire acquérir connaissances et méthodes de travail. Ils contribuent à favoriser la mixité et l’égalité entre les hommes et les femmes, notamment en matière d’orientation. » Art. L.121-1 

« La scolarité obligatoire doit garantir à chaque élève les moyens nécessaires à l’acquisition d’un socle commun de connaissances, de compétences et de culture, auquel contribue l’ensemble des enseignements dispensés au cours de la scolarité. » Art. L. 122-1-1 

En y regardant de plus près, on constate que la définition des objectifs généraux dans le code de l’éducation fait le lien entre le disciplinaire et le transversal. Cette jonction n’est pourtant mentionnée dans aucun des textes réglementaires concernant les missions des IA-IPR. Pourtant, chaque discipline contribue à une compréhension globale, complexe, ouverte du monde, comme en témoignent les rapports de l’inspection générale :

« L’articulation entre le disciplinaire et le transversal ne s’improvise pas, elle se construit soigneusement. Pour peu qu’on leur prépare le terrain, les inspecteurs territoriaux pourront alors jouer utilement le rôle d’interface qui doit être le leur. Dans ce contexte, récuser la mission disciplinaire de l’inspecteur relève du contresens. […] Plus le système se complexifie, plus les réformes sont ambitieuses et plus la nécessité d’une animation pédagogique en profondeur, solidement ancrée dans les disciplines, s’impose. »(Dasté et al., 1999)

« Il est à craindre que la globalisation et la transversalité des approches de l’EPLE, si elles sont mal comprises, ne privent ces derniers de la valeur ajoutée apportée par l’expertise pédagogique propres aux corps d’inspection. Ce serait un effet pervers du développement d’un accompagnement coopératif par les inspecteurs, qui les rapproche des chefs d’établissement mais risque de les éloigner du conseil pédagogique aux enseignants, fondé sur l’observation de leurs pratiques réelles. » (Doriath et al., 2012).

« Cependant, les conséquences des évolutions du système éducatif ne semblent pas avoir été tirées sur la régulation de l’activité des inspecteurs et leur management. […] Alors que les inspecteurs du second degré sont recrutés sur des profils disciplinaires ou de spécialité, les enjeux éducatifs et pédagogiques relèvent pour beaucoup de problématiques plus globales et davantage transversales. » (Roser et al., 2016)

Les objectifs de pilotage

La démarche de performance dans la gestion publique consiste en un dispositif de pilotage par objectifs mis en place pour améliorer l’efficience, l’efficacité et la qualité de l’action publique au regard de résultats prédéfinis. La direction du Budget définit ainsi trois axes de la performance, correspondant à trois points de vue sur l’action publique [5] :

  • des objectifs d’efficacité socio-économique (point de vue du citoyen) ;
  • des objectifs de qualité de service (point de vue de l’usager) ;
  • des objectifs d’efficience de la gestion (point de vue du contribuable).

Distinguer ces trois axes permet de mettre en valeur que la performance, si elle est clairement liée à des questions budgétaires dans le contexte des lois de finances, doit s’entendre aussi d’une manière plus large. Certes, les IA-IPR ne s’occupent pas du point de vue du contribuable, puisqu’ils ne gèrent généralement pas de budget, mais l’efficacité socio-économique et la qualité du service de l’éducation les concernent pleinement. Il s’agit de voir de quelle façon ils peuvent y contribuer.

Cette répartition tripartite existe déjà de fait dans les missions des inspecteurs, mais n’est pas formalisée comme telle. À l’heure actuelle, les disciplines prises séparément priment encore dans la structuration des missions, notamment à travers des lettres de missions individuelles et non pas collectives, si toutefois elles existent. Les questions transversales sont, elles aussi, prises une par une, et pas coordonnées en pôles. Certaines académies clarifient les missions en incluant les missions des inspecteurs dans l’organigramme académique, mais pas encore par pôles structurants.

La formalisation par pôle d’expertise permettrait d’ajouter une cohérence d’ensemble à ce qui est décrit partout comme un éparpillement. Cet éparpillement, structurel, reflète la place de marginal sécant des inspecteurs. Leur capacité à tisser du lien entre les différents segments du système scolaire est une plus-value certaine pour la réussite des élèves, car elle est facilitatrice et renforce la coopération entre les différents acteurs. Exprimée ainsi, l’expertise des inspecteurs permet de s’affranchir des tensions entre disciplinaire/transversal, pédagogie/administration, pour mettre en avant leur contribution aux objectifs de l’enseignement.

Enfin, cette formalisation permet d’imaginer une inscription claire de chaque inspecteur dans les académies : si chaque inspecteur s’inscrit dans chacun de ces pôles, on pourrait imaginer une répartition plus coopérative des dossiers transversaux. Au lieu de ne confier certaines missions transversales qu’à des « spécialistes », par exemple, réserver les questions de citoyenneté aux inspecteurs d’histoire-géographie, cela permettrait d’avoir un représentant de chaque pôle disciplinaire au service de la citoyenneté. Cela permettrait de favoriser l’irrigation des questions transversales dans toutes les disciplines et dans tous les bassins éducatifs de la façon la plus coopérative.

En explicitant la compréhension disciplinaire et transversale, l’expertise pédagogique et administrative, la dimension nationale et territoriale des champs d’action des IA-IPR, leurs missions gagneraient en clarté et en lisibilité. Il est vrai que les inspecteurs sont sur tous les fronts, mais depuis la création de leur corps c’est ainsi, et c’est leur force. Cependant, une structuration plus claire de leurs missions permettrait peut-être d’éviter qu’elle soit vécue comme un éparpillement.

Changer de paradigme pour restructurer les missions des IA-IPR

Cette confrontation conduit à imaginer une nouvelle structuration des missions, sortant d’une vision statique pour aller vers une organisation dynamique, ce qui permet d’opérer un changement fondamental : au lieu de vouloir effacer les tiraillements entre différents segments du système scolaire, est proposée ici une vision radicalement différente, qui met en valeur la plus-value des inspecteurs d’académie–inspecteurs pédagogiques régionaux si on les met justement au milieu de ces tiraillements. Ils constituent un corps souple et adaptable, capable de s’appuyer sur leur triple expertise pour mettre de l’horizontalité là où le système est encore en partie organisé en silos administratifs. Dans ce sens, les inspecteurs d’académie–inspecteurs pédagogiques régionaux constituent un réel atout pour la modernisation du système éducatif.

À partir de ce changement de paradigme sont proposées des missions organisées en quatre volets, se nourrissant les unes les autres dans un cercle vertueux : contribuer à une évaluation tournée vers l’action, accompagner la différenciation des territoires, accompagner et impliquer les agents, favoriser l’innovation territoriale. Le lien de ces missions avec la performance étant mis en évidence, une intégration du corps dans le pilotage académique, plutôt qu’une concentration de leur rôle vers le seul aspect d’accompagnement des équipes pédagogiques, tel que le propose l’Inspection générale en 2020, est présentée comme une façon de soutenir leur contribution à la performance éducative.

Ces propositions ouvrent des interrogations concernant la territorialisation de l’organisation du système scolaire. Le maillon central de la performance éducative a été d’abord l’inspection générale, ensuite les académies, et, enfin l’établissement scolaire lui-même. Si les textes réglementaires sont clairs à ce sujet, les esprits n’ont pas encore pris toute la mesure de ce changement. Cette révolution copernicienne est en train de s’opérer en ce moment même, notamment à travers l’évaluation des établissements, qui met tous les acteurs concernés autour d’une table pour réfléchir collectivement à l’évaluation et la mise en œuvre de la performance éducative au sein de l’établissement.

Mais cette révolution nécessite bien plus qu’une restructuration des missions des inspecteurs territoriaux, car elle ébranle toute l’organisation du système scolaire. Et c’est là que deviennent particulièrement intéressantes les propositions de la Cour des Comptes et du ministère de l’Économie évoquées ci-dessus, et inspirées de la responsabilisation des gestionnaires : dans la gestion financière publique, la séparation entre ordonnateurs et comptables, trop cloisonnée, considérée comme un frein à la performance, a été assouplie, mais en maintenant une séparation organique. L’expérimentation en cours du compte financier unique dans les collectivités territoriales révèle que l’information financière en devient plus simple et plus lisible, à travers un seul document qui rationalise et modernise l’information budgétaire et comptable. Il rapproche les données qui se complètent pour mieux apprécier la situation financière.

Si on transpose cette réflexion de gestion financière publique à la performance éducative, on pourrait imaginer de s’en inspirer non pas pour l’évaluation des agents, mais à un niveau plus global, dépassant la question des missions des inspecteurs territoriaux : le pilotage de la performance éducative. L’établissement scolaire ne pourrait-il pas devenir le lieu qui réunit et rationalise, modernise l’information apportée par tous les acteurs, rapproche les données qui se complètent ? Il serait réellement, de ce fait, le lieu du pilotage de la performance, qui est pour l’instant encore plus ancré dans les rectorats que dans les établissements. Et dans cette révolution, déjà commencée, la place des inspecteurs permet de tisser du lien entre les établissements, de garantir une cohésion territoriale, en toute horizontalité, pour relier entre eux les différents segments et acteurs du système scolaire.

Anja LOUKA

IA-IPR éducation musicale et chant choral

Académie de Nancy-Metz

 

Avril 2023

[1] Roser, Erick, André, Bernard, Cuisinier, Jean-François (pilotes). Rôle et positionnement des inspecteurs du second degré en académie.Inspection générale de l’Éducation Nationale. Paris : 2016.

[2] Le Maire, Bruno, Dussopt, Olivier. Réponse au référé n° S2021-2467 de la Cour des Comptes. Paris : 2022.

[3] Crozier, Michel, Friedberg, Erhard. L’acteur et le système.  Paris : Points, 1977.

[4] Duruy, Victor. Circulaire du ministère de l’Instruction publique. Paris : Journal général de l’Instruction publique et des cultes, volume 36, 1866.

[5] https://www.budget.gouv.fr/reperes/performance/articles/trois-types-dobjectifs-pour-apprecier-lefficacite-de-laction-publique

 

Télécharger ce texte au format pdf

Atelier avec J.-P. Veran (25/01/2023)

Vous trouverez ici le support visuel de l’intervention de Monsieur Jean-Pierre Veran, qui est intervenu dans un atelier académique de l’AFAE le 25 janvier 2023.

 

(cliquer sur l’image pour télécharger le fichier)Cliquer pour télécharger le fichier lié